comment s’y
prendre pour regarder la peinture lorsque l’on se trouve face
aux œuvres de craig fisher,? comment voir les événements
qui se produisent dessus et dessous le subjectile ou dans l’épaisseur
de celui-ci ? faut-il débuter au centre de la surface ou
tout de suite gagner les bords ? est-il préférable
de commencer par les marques de facture qui s’accrochent aux
bords du châssis ou vaut-il mieux se laisser envahir par l’ambiance
colorée générale de chacune des toiles ?
toutes ces interrogations sur les modes d’appréhension
des œuvres, loin d’être dérangeantes, sont
fécondes pour les regardeurs. elles vont les amener à
chercher la bonne distance avec les tableaux. ils vont s’approcher
des œuvres afin d’examiner, dans les détails de
l’élaboration matérielle des peintures, la source
de leurs questionnements avant de s’éloigner de nouveau
pour juger l’effet général des événements
singuliers.
ce n’est parce qu’il est américain et qu’il
travaille à new york qu’il faut pour autant rapprocher
les peintures de craig fisher de celles des expressionnistes abstraits.
le fait de travailler sur toile non apprêtée n’en
fait pas pour autant un disciple d’helen frankenthaler ou
de morris louis. craig fisher connaît, bien entendu, non seulement
l’histoire de l’abstraction américaine mais aussi
celle de l’europe où il expose régulièrement
et où il a choisi de faire plusieurs longues résidences.
la juste distance qu’il a établie avec la peinture
abstraite est due au fait qu’il n’ignore rien de l’histoire
de celle-ci tant dans ses avancées américaines qu’européennes.
ses œuvres traversent souvent l’atlantique ; elles ont
été récemment montrées en allemagne
(munich) et en france. au mois d’avril, l’espace de
la galerie corinne caminade lui était consacré pour
une seconde exposition personnelle à paris.
après les présentations, revenons à la fabrique
du regard. même si nous savons par avance que l’essentiel
n’est pas là, nous cherchons toujours, nous les spectateurs,
à savoir comment c’est fait. nous sommes intrigués
par certaines marques aperçues sur la toile, par quelques
boursouflures qui accrochent les éclairages, par la pénétration
de la couleur dans le support textile. l’explication est assez
simple : craig fisher travaille ses toiles recto verso. les couleurs
liquides pénètrent le support, parfois elles peuvent
aller jusqu’à le teindre. souvent leur consistance
un peu épaisse permet seulement un passage partiel : quelques
gouttelettes de peinture perlant à la surface mettent en
évidence la texture de la toile de coton vierge. l’originalité
de ces œuvres est de donner à éprouver, contrairement
à ce qui se passe d’habitude, autant le dessous du
subjectile que les manifestations inscrites à la surface
de celui-ci. l’humide pression de la couleur épaisse
déforme la plate tension de la toile selon le contour de
la forme des dépôts. les éclairages frisants
de la galerie, habilement orientés, révèlent
ces sensuelles boursouflures. une autre information est utile pour
une bonne lecture des marques repérables dans les œuvres
de cet artiste : craig fisher travaille généralement
au sol. d’où, à côté des traces
gestuelles réalisées avec de larges brosses ou des
étendues de peinture raclée, la présence de
cercles qui ressemblent à des empreintes laissées
par des pots de peinture sur la toile. même si ces marques
ne sont plus tout à fait accidentelles, l’aléatoire
de leur disposition signale certains choix comme une stratégie
de “non-composition”. parce qu’il pratique depuis
longtemps cette traversée du milieu de la toile, craig fisher
fait un usage très savant des marques de facture, des traces
de passage dans la toile, des dépôts sur le subjectile
comme des passages en réserve ainsi que des reprises de l’autre
côté. la puissance des gestes et les densités
de certaines couleurs s’opposent subtilement aux indications
à peine visibles de ce côté-ci de la toile mais
que l’on imaginent très marquées sur l’autre
face. ces dessus-dessous de la peinture nous obligent à prendre
conscience de l’épaisseur des choses : épaisseur
du support textile mais aussi épaisseur de la matière
picturale et épaisseur infime des couches superposées.
même les collages de fragments de toile ou les rondelles de
peinture décollées recollées s’intègrent
parfaitement à ce que l’on voudrait nommer ici «
le milieu de la peinture ».
ce milieu de la peinture craig fisher le cultive dans une présence
dense des dessous et des dessus, dans un emploi de la couleur peinte
et/ou teinte, mais aussi dans cette capacité à installer
un espace pictural en profondeur sans sortir du plan du tableau.
la profondeur réduite est maintenue malgré les superpositions
des couches de couleurs les unes sur les autres. les peintures de
craig fisher, mêmes celles laissant de larges étendues
blanches, fonctionnent totalement dans l’espace abstrait de
la couleur ; l’articulation de signes correspond à
une logique colorée et formelle plutôt qu’à
une distribution sémantique propre aux systèmes de
représentation. le milieu de la peinture génère
son propre souffle. il est important pour les visiteurs d’éprouver
à partir de la réalité des œuvres l’organique
respiration de ces couleurs et les multiples battements de ces teintes.
une autre caractéristique de la genèse de cette peinture
est ce qu’on pourrait appeler l’addition soustractive.
ajoutant de la couleur claire dans la phase terminale de la création,
l’artiste retire des contrastes. raclant un blanc sur un noir,
il repousse celui-ci vers le milieu du support textile. se manifeste
ainsi une fois encore le désir de passer d’un côté
à l’autre du plan du tableau, de mélanger le
solide et le liquide, le matériel et l’immatériel.
cette surface-support cesse de mimer le mur sur lequel sont traditionnellement
accrochées les toiles pour devenir une membrane qui laisse
entendre que ce qui se passe de ce coté-ci de l’œuvre,
dans l’espace du regardeur, n’est peut-être pas
différent de (ni indifférent à) ce qui se déroule
sur son autre face. c’est aussi simple que cela, encore fallait-il
trouver les moyens de le dire. craig fisher nous rappelle que, pour
toute peinture, il faut établir une relation entre ce qui
se montre en surface et ce qui se cache dans l’invisible de
l’œuvre. une large part du visible dépend de cet
invisible qui se fait sentir sans se donner à voir. cet échange
entre les dessous et les dessus de l’œuvre peut être
rapprochée de la notion d’infra mince dont parlait
duchamp. l’important n’est pas l’un ou l’autre
mais l’infime trace de l’un dans l’autre. ce qui
est de l’autre côté, habituellement perdu pour
le regard, ce qui transpire du passé enfoui refuse de se
laisser oublier. l’important ne réside plus dans l’orientation
positive ou négative des actes mais dans la possibilité
d’un mouvement de continuelle fluidité entre les éléments
du tableau. ces passages incessants de l’arrière à
l’avant, du dessus au dedans, des bords au centre, tous ces
échanges provoquent une instabilité des regards source
de plaisir pour des spectateurs obligés dorénavant
à être actifs autant que contemplatifs.
le sens très concret du milieu de la peinture développé
par craig fisher lui permet d’accéder à une
pensée visuelle (r. arnheim) sans passer par la démonstration
des fondements de la peinture : le support, la surface, le plan,
les gestes. sans pédagogisme, cet artiste touche l’œil
des regardeurs par l’instauration d’un espace de conciliation.
cet espace est matériel sans être métaphysique,
il est véritablement corporel : fait de chairs et peaux ,
il ne cherche pas à séduire par quelque maquillage
excessif. en raison de l’absence d’effet d’appel,
de cri ou de discours préétablis, ces peintures engagent
le visiteur à rester un moment à les regarder et à
passer ainsi du contemplatif au réflexif. cette peinture
de couches et de sous-couches ne cachant ni secrets ni sacré
favorise les réflexions et les rêveries des spectateurs.
elle peut dérouter ceux qui aiment qu’on leur mâche
le travail, qu’on leur flèche le parcours du sens (narratif
ou conceptuel). ils ne trouvent ici que des savants indices de production.
le littéral de la peinture se produit sans l’accompagnement
de sa littérature. mettant en place les éléments
formels et matériels le créateur ne livre pas pour
autant son propre imaginaire. l’imagination appartient au
spectateur. la place laissée vide au centre de la plupart
de ces tableaux est précisément celle dévolue
au regardeur. à lui, par son imagination, de re-produire
l’œuvre. à lui de faire circuler le sens. devant
les nombreux cercles, le regardeur n’est pas censé
tourner en rond, il est invité à profiter de ces événements
réels, picturaux, pour promouvoir ses propres questionnements.
cet a-venir du sens est énoncé par l’auteur
dans nombre de ses titres. l’inscription “…painting
not yet titled …” suivie des indications de taille
et de date habituelles est fréquente sur les cartouches.
la relative vacuité du centre de ces peintures, évoquée
plus haut, induit d’autres dispositions formelles également
signifiantes. le milieu géométrique de la toile n’est
pas véritablement vide, pourtant la croisée des diagonales
ne constitue plus le lieu d’identification majeure. pour cette
série d’œuvres, les marques les plus fortes s’accrochent
aux bords des tableaux. la peinture ne se perd pas pour autant.
elle ne laisse pas le regard s’égarer. l’indication
la plus forte, la trace picturale qui vient en avant dans l’espace
du spectateur, le lieu numéro un, s’affirme dorénavant
aux limites du rectangle du châssis. l’espace pictural
s’impose plastiquement à partir de ses limites matérielles.
ce large coup de pinceau appartient à la fois à l’espace
du tableau et à un autre champ à jamais inconnu. cette
ultime marque ne clôture pas : elle s’échappe
sur les bords, annonçant par là même la potentialité
d’existence d’autres mondes. parce ses peintures ne
fonctionnent pas comme une addition de marques (1+1+1+1), le résultat
attendu n’est pas celui d’une somme, mais la valorisation
des lieux interstitiels : ces plus (+) qui assurent les relations
entre les mondes. la véritable plasticité de cet art
réside dans ces conjonctions multipolaires coordonnées.
les ordonnances repérables dans l’espace topologique
se retrouvent aussi dans la mise en place des profondeurs fictives
de l’œuvre. en plus de cette relation déjà
signalée entre le dessus et le dessous de la peinture, il
y a chez craig fisher un véritable plaisir de la re-marque,
de la reprise, par une couleur supplémentaire d’une
marque antérieure. accentuation ou biffage, il s’agit
toujours de développer le plaisir de la seconde fois.
la dimension philosophique et la valeur éthique s’inscrivent
dans les actes artistiques eux-mêmes. fondamentalement ces
peintures signifient qu’il y a lieu de dépasser ce
qui se ferait trop vite signe et image ; il nous faut aller au-delà
des effets de surface et ne pas nous contenter de ce qui pourrait
se lire de façon immédiate. parce que la vie n’est
pas simple, l’art n’a pas à l’être
non plus. re-prise, re-marques, ré-éditions, viennent
lutter contre l’éblouissement de l’unique. ici
point de signe exclusif, point de pensée absolue, ces œuvres
donnent à voir leur présent, elles rappellent aussi
l’importance du temps de leur genèse.
l’accumulation des instants de temps est essentielle à
la constitution de l’espace de ces peintures. il faut certes
du temps (durée) pour que le geste dérisoire du pot
de peinture posé sur l’œuvre inscrive sa marque
dans la toile. mais c’est une autre sorte de temps (le temps
du regard) qui est nécessaire pour que ce presque rien devienne
un effet signifiant, un principe propre à donner à
penser. « l’objectif n’est plus d’imposer
à la matière une forme qu’elle conservera, mais
de s’appuyer sur elle pour détacher des formes qui
ne valent que pour elles-mêmes, c’est-à-dire
au bout du compte, qui sont des formes mentales. » car il
ne faut pas s’y tromper tous ces effets (boursouflures, empreintes,
reprises, débordements) sont mis en scène dans cette
peinture non pour le plaisir commun des sens, qui aurait pu nous
faire constater la présence d’effets semblables dans
la nature, mais pour l’intelligence de l’œil qui
découvre dans ces créations toute leur valeur poïétique
(du grec poïen : faire). c’est fabriqué
et pensé comme tel par un homme pour d’autres hommes
avec l’intention de leur procurer des plaisirs esthétiques.
des plaisirs il y en a dans ces œuvres qui, comme pour le meilleur
de la peinture, réunissent, comme nous venons de le voir,
la chair — corps, couleurs, matières — et l’action
—les gestes et le temps — et l’esprit.
craig fisher ne peint pas la peinture, il ne la donne pas à
voir ni pour elle-même (à la manière d’un
jonathan lasker), ni pour quelque rappel de son histoire (pas ici
de positionnement post-moderniste), il la réinvente. il la
fait exister une fois encore, dans une nouvelle rencontre entre
l’espace projectif de la peinture et son support, entre le
temps du faire et celui du regard. la lecture que je propose de
faire de cette peinture installe celle-ci comme le lieu d’un
rendez-vous pour amateurs, rendez-vous avec soi-même et/ou
rendez-vous avec les autres. la présence des marques et celle
des reprises font de chaque œuvre tout à la fois un
lieu unique pour un interprétant singulier (le regardeur)
et celui d’une possible identification commune pour tous ceux
qui ensemble ou séparément auront eu le plaisir de
partager le milieu de ces œuvres. cet essentiel, qui ne peut
ni se voir ni s’éprouver à partir des reproductions
photographiques, est précisément au centre des œuvres
de craig fisher. ce que j’ai nommé le milieu de la
peinture est plus tactile que visuel — pour être touché
par l’œuvre, il faut presque l’avoir touchée.
l’appréciation du milieu de cette peinture passe certes
par le regard, l’optique reste nécessaire, mais ces
créations déploient toutes leurs potentialités
de sens du côté du contact et du désir, dans
d’une appréhension haptique de l’art. les différences
intensives que le visiteur attentif repère dans la «
matière » de ces œuvres installent des écarts
qui provoquent chez lui des réflexions génératrices
de significations que l’on pourrait qualifier d’ontologiques.
ce serait une manière de dire combien l’approche esthétique
de ces œuvres est différente de celle d’autres
productions artistiques actuelles (post-ready-made ou technologiques)
dont la fonction essentielle — on s’en apercevra d’ici
quelque temps — est de dénoter, comme l’écrit
françois wahl, « les symptômes du temps présent
» . l’auteur de cet article trouve dans la pratique
de françois rouan, dans sa manière de travailler l’absorption
de la couleur, soit initialement dans une problématique du
support et du tressage, soit plus récemment dans des empreintes
autobiographiques et sexuelles, des raisons d’espérer
en un avenir de la peinture. les manières de faire œuvre
de craig fisher sont différentes, mais les problématiques
sont fondamentalement parentes. pour l’un comme pour l’autre
les « décisions et mutations dans le sensible »
sont amenées à faire sens, et « ce sens, tenu
par tous les éléments du tableau, ne cesse de mettre
l’intelligence au travail du divers des termes qu’il
conjoint. » les peintures de craig fisher, comme celles de
rouan jouent sur la réunion de l’un et du multiple,
sur la présence et l’absence, sur l’apparition
et la disparition, sur la netteté d’une découpe
et l’absorption par la couleur. les évènements
plastiques multiples rendent possible l’investissement du
symbolique dans « cette tension de l’extrême précis
et de l’extrême évanescent, dans le battement
d’un impossible à retenir » . parce qu’ils
parviennent dans leurs processus créatifs à établir
le manque, — le manque ne saurait manquer — certains
peintres, comme craig fisher, assurent dans le regard la perpétuation
du désir. cette non-fixité du milieu de la peinture
loin d’être une difficulté pour les spectateurs
doit être pour eux une chance à saisir pour un renouvellement
des regards.
© jean claude
leguic
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